• L'incantation du loup

    Les lourds rameaux neigeux du mélèze et de l'aune.
    Un grand silence. Un ciel étincelant d'hiver.
    Le Roi du Hartz, assis sur ses jarrets de fer,
    Regarde resplendir la lune large et jaune.

    Les gorges, les vallons, les forêts et les rocs
    Dorment inertement sous leur blême suaire,
    Et la face terrestre est comme un ossuaire
    Immense, cave ou plat, ou bossué par blocs.

    Tandis qu'éblouissant les horizons funèbres,
    La lune, oeil d'or glacé, luit dans le morne azur,
    L'angoisse du vieux Loup étreint son coeur obscur,
    Un âpre frisson court le long de ses vertèbres.

    Sa louve blanche, aux yeux flambants, et les petits
    Qu'elle abritait, la nuit, des poils chauds de son ventre,
    Gisent, morts, égorgés par l'homme, au fond de l'antre.
    Ceux, de tous les vivants, qu'il aimait, sont partis.

    Il est seul désormais sur la neige livide.
    La faim, la soif, l'affût patient dans les bois,
    Le doux agneau qui bêle ou le cerf aux abois,
    Que lui fait tout cela, puisque le monde est vide ?

    Lui, le chef du haut Hartz, tous l'ont trahi, le Nain
    Et le Géant, le Bouc, l'Orfraie et la Sorcière,
    Accroupis près du feu de tourbe et de bruyère
    Où l'eau sinistre bout dans le chaudron d'airain.

    Sa langue fume et pend de la gueule profonde.
    Sans lécher le sang noir qui s'égoutte du flanc,
    Il érige sa tête aiguë en grommelant,
    Et la haine, dans ses entrailles, brûle et gronde.

    L'Homme, le massacreur antique des aïeux,
    De ses enfants et de la royale femelle
    Qui leur versait le lait ardent de sa mamelle,
    Hante immuablement son rêve furieux.

    Une braise rougit sa prunelle énergique ;
    Et, redressant ses poils roides comme des clous,
    Il évoque, en hurlant, l'âme des anciens loups
    Qui dorment dans la lune éclatante et magique.

    Charles-Marie Leconte de Lisle (1818-1894)


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  • Discours à la lune


    Mère au sein lourd
    D'où jaillit la voie lactée
    Qui me porte au creux de son amour
    Au plus profond de la nuit voilée

    Tes rondeurs me font chavirer
    Ta blancheur, je ne cesse de m'y égarer
    J'y inscris l'écho de mes tristes pensées
    Et dans ta bienveillance je viens me consoler

    Tu sais mon histoire
    Tu me sais aussi
    Et dans la clarté de ton soir
    Tu sais que je te confierai mon ennui

    A chacun de vos baisers
    Le vent qui souffle sur toi en amant
    Disperse en poudre dorée
    Des milliers d'étoiles dans ton firmament

    Petites lueurs nées de vos émois
    Elles illuminent mes yeux
    A chacune je lègue un peu de ce que j'ai en moi
    Allégeant mon cœur si malheureux

    L'obscurité tout aussi épris que le vent
    S'est ainsi à ton insu travesti
    Vêtu d'un voile transparent
    Il t'épie, rongé par la jalousie

    Je retrouve en lui cette même image qui me hante
    L'image d'un cœur brisé qui se recroqueville
    Je retrouve en lui les cernes des nuits démentes
    Où l'on glisse par moments dans la folie

    Mère au sein plein
    D'où coule la lumière de la nuit
    Porte-moi, moi qui suis ton enfant
    Porte-moi jusqu'à ce que me reprenne la vie

    L'arc de ton corps en croissant fera mon lit
    La douceur de ta courbe bercera ma nuit
    Et quand au petit matin je me réveillerai à la vie
    J'aurais retrouvé mes envies

    Tu sais que je suis en sursis
    Tu sais comment est ma vie
    J'ai peur de chaque jour, de l'ennui
    Et ne retrouve qu'en ton soir mon appui

    A chacun de ses regards, je me meurs
    Tu sais comme déjà je l'ai aimé
    Chacune de ses absences éveille mes peurs
    Tu sais comme déjà mon cœur a saigné

    Alors, mère blanche, laisse-moi une chance
    Avant que le compte à rebours ne s'enclenche
    Libère l'ascenseur des rêves qui mènera vers toi mes sens
    Que dans l'irréel de ton monde, je prenne enfin sur le temps ma revanche

    Je suis malade d'amour, de sentiments
    Malade de mots doux, de boniments
    Mes pensées happées par ton reflet, je me rends
    Mais ne révèle pas ces chemins qu'ont tracés mes larmes en coulant

    De ta douce chaleur, inonde donc mon visage
    Pénètre mes pupilles, mes paupières ne te retiendront pas
    File dans mes veines en bouillons et trace y ton sillage
    Emplis-moi de lumière, libère la vie en moi...

    Shad

    Avec l'aimable autorisation de mon amie de plume, mon Ombre soeur dont vous retrouverez aussi les écrits sur Poétiquement Vôtre.


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    Salomé (extraits  de l'œuvre d'Oscar Wilde, 1893)

    HERODE. Qu'est-ce que cela me fait ? Ah ! Regardez la lune ! Elle est devenue rouge. Elle est devenue rouge comme du sang. Ah ! Le prophète l'a bien prédit.  Il a prédit que la lune deviendrait rouge comme du sang. N'est-ce pas qu'il a prédit cela ? Vous l'avez tous entendu. La lune est devenue rouge comme du sang. Ne le voyez-vous pas ? (...)
    Un grand bras noir, le bras du bourreau, sort de la citerne apportant sur un bouclier d'argent la tête d'Iokanaan. Salomé la saisit. Hérode se cache le visage, avec son manteau. Hérodias sourit et s'évente. Les Nazaréens s'agenouillent et commencent à prier.]  
    SALOME. Ah ! Tu n'as pas voulu me laisser baiser ta bouche, Iokanaan. Eh bien ! Je la baiserai maintenant. Je la mordrai avec mes dents comme on mord un fruit mûr. (...) Mais pourquoi ne me regardes-tu pas, Iokanaan ? Tes yeux qui étaient si terribles, qui étaient si pleins de colère et de mépris, ils sont fermés maintenant. Pourquoi sont-ils fermés ? Ouvre tes yeux ! Soulève tes paupières, Iokanaan. Pourquoi ne me regardes-tu pas ? As-tu peur de moi, Iokanaan, que tu ne veux pas me regarder ?... Et ta langue qui était comme un serpent rouge dardant des poisons, elle ne remue plus, elle ne dit rien maintenant, Iokanaan, cette vipère rouge qui a vomi son venin sur moi. C'est étrange, n'est-ce pas? Comment se fait-il que la vipère rouge ne remue plus ? ... Tu n'as pas voulu de moi, Iokanaan. Tu m'as rejetée. Tu m'as dit des choses infâmes. Tu m'as traitée comme une courtisane, comme une prostituée, moi, Salomé, fille d'Hérodias, Princesse de Judée ! Eh bien, Iokanaan, moi je vis encore, mais toi tu es mort et ta tête m'appartient. Je puis en faire ce que je veux. Je puis la jeter aux chiens et aux oiseaux de l'air. Ce que laisseront les chiens, les oiseaux de l'air le mangeront... Ah ! Iokanaan, Iokanaan, tu as été le seul homme que j'ai aimé. Tous les autres hommes m'inspirent du dégoût. Mais, toi, tu étais beau. Ton corps était une colonne d'ivoire sur un socle d'argent. C'était un jardin plein de colombes et de lis d'argent. C'était une tour d'argent ornée de boucliers d'ivoire. Il n'y avait rien au monde d'aussi blanc que ton corps. Il n'y avait rien au monde d'aussi noir que tes cheveux. Dans le monde tout entier il n'y avait rien d'aussi rouge que ta bouche. Ta voix était un encensoir qui répandait d'étranges parfums, et quand je te regardais j'entendais une musique étrange! Ah ! Pourquoi ne m'as-tu pas regardée, Iokanaan ? Derrière tes mains et tes blasphèmes tu as caché ton visage. Tu as mis sur tes yeux le bandeau de celui qui veut voir son Dieu. Eh bien, tu l'as vu, ton Dieu, Iokanaan, mais moi, moi... tu ne m'as jamais vue. Si tu m'avais vue, tu m'aurais aimée. Moi, je t'ai vu, Iokanaan, et je t'ai aimé. Oh ! Comme je t'ai aimé. Je t'aime encore, Iokanaan. Je n'aime que toi... J'ai soif de ta beauté. J'ai faim de ton corps. Et ni le vin, ni les fruits ne peuvent apaiser mon désir. Que ferai-je, Iokanaan, maintenant ? Ni les fleuves ni les grandes eaux, ne pourraient éteindre ma passion. J'étais une Princesse, tu m'as dédaignée. J'étais une vierge, tu m'as déflorée. J'étais chaste, tu as rempli mes veines de feu... Ah ! Ah ! Pourquoi ne m'as-tu pas regardée, Iokanaan ? Si tu m'avais regardée tu m'aurais aimée. Je sais bien que tu m'aurais aimée, et le mystère de l'amour est plus grand que le mystère de la mort. Il ne faut regarder que l'amour.
    HERODE. Elle est monstrueuse, ta fille, elle est tout à fait monstrueuse. Enfin, ce qu'elle a fait est un grand crime. Je suis sûr que c'est un crime contre un Dieu inconnu (...)
    Les esclaves éteignent les flambeaux. Les étoiles disparaissent. Un grand nuage noir passe à travers la lune et la cache complètement. La scène devient tout à fait sombre. Le tétrarque commence à monter l'escalier.
    SALOME. Ah! J'ai baisé ta bouche, Iokanaan, j'ai baisé ta bouche. Il y avait une âcre saveur sur tes lèvres. Etait-ce la saveur du sang ?... Mais, peut-être est-ce la saveur de l'amour. On dit que l'amour a une âcre saveur... Mais, qu'importe ? Qu'importe ? J'ai baisé ta bouche, Iokanaan, j'ai baisé ta bouche.
    [Un rayon de lune tombe sur Salomé et l'éclaire.]
    HERODE. [se retournant et voyant Salomé] Tuez cette femme!
    [Les soldats s'élancent et écrasent sous leurs boucliers Salomé, fille d'Hérodias, Princesse de Judée.]

    Lire le texte intégral

    La Salomé d'Oscar Wilde nous plonge dans des eaux tout aussi sombres et troubles que le veut la célèbre légende. Chez Mariotte (compositeur), le tissu orchestral façonne à sa façon une tragédie prenante, mêlée d'hallucinations et d'étuves, de brumes menaçantes et d'incantation fascinante. L'or y côtoie le sang en un tableau chamarré, proche des compositions contemporaines de Gustave Moreau (illustration ci-dessus, 1874) Et même l'écriture approche au plus près de Salomé, brossant de la jeune adolescente, princesse de Judée, un portrait sans faille, aux intentions corrompues, perverses, d'une fière autorité, colérique et cruelle, à la fois voluptueuse et terrifiante, à l'érotisme mortifère. Le climat du texte est entièrement coloré de cette torpeur extatique qui rapproche en un rapport de fascination érotique et macabre, le tétrarque Hérode et Salomé. On peut lire ici la fin, mais dès le début, on reste concentré sur les effluves écœurants d'un Orient où beauté et barbarie, volupté et sang se mêlent jusqu'à l'horreur.  Que ce soit dans ses diverses interprétations littéraires ou musicales, Salomé porte l'esprit de la tragédie. Même dans la scène finale, avant d'être exécutée sur l'ordre du tétrarque, Salomé, devenue monstrueuse, déploie une figure crépusculaire qui contraste dans le chatoiement ambiant. On retrouvera la figure de Salomé dans beaucoup d'œuvres, dont :
    Guillaume Apollinaire - Alcools - Salomé (1906)

    Huysmans - A Rebours, chapitre 5 (1884)

    Ligeia

    Oscar Wilde (1854-1900)
    En ces dernières décennies du XIXe siècle, Wilde incarne une nouvelle sensibilité qui apparaît en réaction contre le positivisme et le naturalisme. Dans sa préface au Portrait de Dorian Gray, il défend la séparation de l'esthétique et de l'éthique, du beau et du moral : « L'artiste est le créateur de belles choses. (...) Il n'y a pas de livre moral ou immoral. Les livres sont bien ou mal écrits. Voilà tout. (...) Aucun artiste ne désire prouver quoi que ce soit. Même ce qui est vrai peut être prouvé. (...) Tout art est totalement inutile. » Vivian, le porte-parole de Wilde dans Le déclin du mensonge, s'oppose clairement au mimétisme en littérature qu'implique le réalisme. Selon lui, « la vérité est entièrement et absolument une affaire de style »; en aucun cas l'art ne doit se faire le reflet de « l'humeur du temps, de l'esprit de l'époque, des conditions morales et sociales qui l'entourent ».
    (source biographique : Wikipedia)

    salome et iokanaan Salomé (Levy-Dhurmer, 1896)


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  • Ophélie


    Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles
    La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
    Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles...
    - On entend dans les bois lointains des hallalis.

    Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
    Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir.
    Voici plus de mille ans que sa douce folie
    Murmure sa romance à la brise du soir.

    Le vent baise ses seins et déploie en corolle
    Ses grands voiles bercés mollement par les eaux ;
    Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,
    Sur son grand front rêveur s'inclinent les roseaux.

    Les nénuphars froissés soupirent autour d'elle ;
    Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,
    Quelque nid, d'où s'échappe un petit frisson d'aile :
    - Un chant mystérieux tombe des astres d'or.

    Ô pâle Ophélia ! belle comme la neige !
    Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté !
    - C'est que les vents tombant des grands monts de Norvège
    T'avaient parlé tout bas de l'âpre liberté ;

    C'est qu'un souffle, tordant ta grande chevelure,
    A ton esprit rêveur portait d'étranges bruits ;
    Que ton cœur écoutait le chant de la Nature
    Dans les plaintes de l'arbre et les soupirs des nuits ;

    C'est que la voix des mers folles, immense râle,
    Brisait ton sein d'enfant, trop humain et trop doux ;
    C'est qu'un matin d'avril, un beau cavalier pâle,
    Un pauvre fou, s'assit muet à tes genoux !

    Ciel ! Amour ! Liberté ! Quel rêve, ô pauvre Folle !
    Tu te fondais à lui comme une neige au feu :
    Tes grandes visions étranglaient ta parole
    - Et l'Infini terrible effara ton œil bleu !

    - Et le Poète dit qu'aux rayons des étoiles
    Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis ;
    Et qu'il a vu sur l'eau, couchée en ses longs voiles,
    La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys.

    Arthur Rimbaud (1854-1891)


    Illustration de Victoria Francés


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  • Ondine


    " - Ecoute ! - Ecoute ! - C'est moi, c'est Ondine qui
    frôle de ces gouttes d'eau les losanges sonores de ta
    fenêtre illuminée par les mornes rayons de la lune ;
    et voici, en robe de moire, la dame châtelaine qui
    contemple à son balcon la belle nuit étoilée et le beau
    lac endormi.

    " Chaque flot est un ondin qui nage dans le courant,
    chaque courant est un sentier qui serpente vers mon palais,
    et mon palais est bâti fluide, au fond du lac, dans le
    triangle du feu, de la terre et de l'air.

    " Ecoute ! - Ecoute ! - Mon père bat l'eau coassante
    d'une branche d'aulne verte, et mes sœurs caressent de
    leurs bras d'écume les fraîches îles d'herbes, de nénu-
    phars et de glaïeuls, ou se moquent du saule caduc et
    barbu qui pêche à la ligne ! "

    Sa chanson murmurée, elle me supplia de recevoir son
    anneau à mon doigt pour être l'époux d'une Ondine, et
    de visiter avec elle son palais pour être le roi des lacs.

    Et comme je lui répondais que j'aimais une mortelle,
    boudeuse et dépitée, elle pleura quelques larmes, poussa
    un éclat de rire, et s'évanouit en giboulées qui ruisse-
    lèrent blanches le long de mes vitraux bleus.

    Aloysius Bertrand (1807-1841)
    "Gaspard de la Nuit"

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