• Nue et crue (illustration de J. Toret. Lune pholosophique)


    Nue et crue

    Les yeux baissés...
    Ça commence toujours comme ça.
    J'entends le froissement du papier, les bruits de sacs qu'on fouille, les conciliabules entre étudiants. J'essaie de ne pas écouter leurs conversations, je n'aimerais pas savoir qu'ils parlent de moi.
    Puis les sons s'estompent, je sais qu'il va venir me chercher. Le rideau s'entrouvre. « Vous êtes prête ? » J'acquiesce. Je garde les yeux baissés. Ma peau est moite, chaude et transie à la fois sous le peignoir d'éponge, mes pieds nus glacés sur le sol froid. Légers tremblements d'attente, d'excitation, de honte mêlées. Ça va passer, je le sais. Ce moment est le pire : le silence, j'envahis leur espace, j'entre sans les voir et bénis le ciel qui m'a faite myope. Dans un brouillard que je force un peu, je me hisse sur la table au centre de la salle de classe, je laisse glisser sans attendre le peignoir à terre et le pousse du pied. Inspirer, redresser la tête, offerte, nue et crue.
    J'entends battre mon cœur dans mes tempes douloureuses : c'est l'heure du jugement. Même court, même inconscient, il est là, son poids m'écrase. Ils me voient femme et je ne veux pas rencontrer le miroir de leurs yeux saisis. Je fixe un point au loin sur le mur et fermement, choisis ma première pose : c'est moi qui décide et donne le départ. Alors, j'entends le frottement des mines et des fusains sur le grain du papier, les regards ont dû se baisser. J'expire enfin. L'écran entre nous s'est dressé, le jeu peut commencer. Dans ma nudité dressée sur ce piédestal de fortune, impudique, j'offre l'image de la femme, de toutes les femmes, je ne suis plus moi. Il m'est bien arrivé parfois de saisir un chuchotement, un ricanement, surtout chez les « première année », vite désamorcé par un geste du professeur. Ils connaissent les règles comme je les connais, j'y suis passée moi aussi, de l'autre côté de cet écran, un crayon à la main. Mais aujourd'hui, ma toile est vide, les bases sont jetées, digérées, tournées, détournées... je ne saurais peut-être jamais créer de mes mains. Je préfère m'offrir.  
    Vertige esthétique de Narcisse, bienheureuse parenthèse.
    Découvrir mes multiples reflets, mes artefact à travers leurs regards, leurs interprétations, leurs gestes, leurs talents.
    J'ai chaud maintenant, une goutte de sueur descend le long de mon dos, les projecteurs braqués sur mes jambes me brûlent les chairs. Les fourmillements se font plus intenses. Je vais changer de pose. Ne pas oublier que c'est moi qui décide. Qui pourrait assimiler ça à du plaisir ?
    L'exhibition n'excite pas mes sens. Elle les apaise et élève mon esprit au-dessus de toute la boue dont mon corps de femelle se couvre si souvent.
    Et ce silence ! Froid, implacable et rassurant à la fois : j'appartiens à cet instant, il me fige à jamais.
    L'Eternité s'introduit dans le fil des secondes par cet instant, immobilité hors du temps, vide et mémoire du monde.
    Leurs multiples représentations m'instrumentalisent, me déforment, me reforment, me fragmentent et me complètent, m'absorbent et me détruisent... elles fixent ma trace, mes avatars en deux dimensions, elles m'éloignent du monde, me libèrent du réel pour mieux le retrouver, me retrouver.
    Je ne veux pas voir ce qu'ils tracent, appliqués, sur leurs planches, encore moins garder les exemplaires qu'ils m'offrent parfois à la fin du cours. Je me fiche qu'ils me rendent plaisante, je veux qu'ils me rendent présente ! Nue et crue...
    Je veux seulement des regards aiguisés, mon corps rendu objet, intellectualisé par cet intérêt anatomique dépourvu de toute pulsion animale, de tout désir de l'un à l'autre.
    Elévation : hors corps, in-hymen, je n'existe plus que par le lien ténu qui me relie à leurs esprits. Qu'il peut être puissant et salvateur le regard humain !
    Ni belle, ni laide, ni bonne, ni mauvaise, je suis, tout simplement.
    J'aime être ainsi, prisonnière de mon enveloppe, plantée, enracinée, terrifiante de mutité : une chose.
    Anesthésiée, je sens enfin que je ne sens plus rien.
    Nature morte.
    Une voix s'élève : « plus que cinq minutes ! » le réel va nous rattraper, nous happer à nouveau dans sa sarabande aveugle.
    Une fois encore, je baisse les paupières et ramasse le peignoir que je vais tenir fermement serré jusqu'à mon cou pendant qu'ils défileront devant la table. J'ai à nouveau des yeux, une voix, un sourire. J'ai le sentiment de m'éveiller d'un songe, encore engourdie. Leurs regards tout à l'heure pénétrants et crus sont si timides et fuyants maintenant qu'ils croisent le mien... se souviennent-ils qu'ils m'ont possédée, dévorée, incorporée ?
    Sacrifice, muse vénale, prostitution... je les ai entendus maintes fois ces termes qui qualifiaient ce que je me plaisais à faire. Même au moment où le professeur laisse tomber dans une large enveloppe les pièces sonnantes, leur musique n'engendre aucune honte. C'est plutôt un chant de victoire : ma nudité exposée peut tuer le désir primaire, tuer l'amour naissant, se pervertir, se représenter mille fois pour atteindre peut-être l'image d'un Idéal.
    Pause-pose, tension, déséquilibre dans ma vie de mortelle.
    Etat de grâce que ce douloureux et délicieux temps de pose... plus de passion, plus de pleurs, plus de regards brûlants, juste une bulle, une carapace autour de mon cœur mutilé.

    Avant que le voile ne se déchire à nouveau sur la trivialité des choses, mon esprit s'abreuve, se nourrit et s'élève. Mes fleurs les plus belles n'éclosent que dans ce que vous nommez la décadence.

    esquisses nus

    Composition de mes esquisses.

    Ligeia


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  • Commentaires

    1
    Morgan
    Mardi 21 Août 2007 à 13:49
    Quelle décadence ?
    Parfaite transmission des émotions et des sentiments. Je ne vois de décadence nulle part. Les gens ont peur de la différence, de ce qui n'est pas commun. Il faut savoir faire abstraction de leur jugement, même si (je le sais bien) c'est difficile...
    2
    Ligeia
    Mardi 21 Août 2007 à 14:01
    Précision
    C'est pour ça que je précise : "ce que vous nommez la décadence"... Ce texte a une histoire. Merci pour tes impressions toujours justes. Ligeia
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    3
    Morgan
    Mardi 21 Août 2007 à 14:11
    Re-précision
    Le "vous" de ta phrase revoie aux gens, non ? Quand je dis "quelle décadence", je parle pour moi, qui ne suis pas "les gens"... (en fait on été d'accord !)
    4
    Mercredi 10 Octobre 2007 à 23:29
    Liega
    des deux trois textes que j'ai lu ! comme ancienne membre de la sacem, je comprends que tes textes soient déposés ! ils sont riche ! "propres" dans le language pour ne pas dire parfait ! les émotions sont présentes mais peut etres estompées par la recherche de la pureté du language ce n'est pas une critique ! bien au contraire je saurai incapable d'etre ton égale ! tu racompte ton coeur mais ta raison écrit ! chose que moi je n'ai jamais su et apris et meme si meme si, j'ai choisi l'émotion, plus que la "perception" parfaite du mot juste ! ce que j'ésseayes de te dire ! c'est que chacune des phrases que j'ai lu ! toute chacune ! pourrait a elle seule etre décortiquée analysée et serait pas moins qu'une parfaite définition, ou citation ! de ce que tu veux exprimer ! presque trop parfait ! pour un humain moyen, comme je suis ! je me sens encore plus petite et m'enfonce encore plus dans mon fauteuil rire je reviendrais paufiner et finir ma lecture ! j'ai meme je l'avoues eu recours a googles pour quelques definitions ! une pureté qui éblouie tant que le thème en devient second a mes yeux ( a mes yeux seulement) je ne peux m'engager pour autrui merci et merci d'avoir proteger ton oeuvre elle le merite !
    5
    Mercredi 10 Octobre 2007 à 23:36
    @ Aria
    Pour le coup, c'est moi qui rougis et ne sais plus quoi dire... si ce n'est merci. Vraiment, ton regard sur mes textes m'encourage à écrire encore bien que l'on m'en ai souvent dissuadée. Cette petite nouvelle-là est par ailleurs un récit d'une expérience authentique qui m'a permis d'apprendre beaucoup sur le regard des autres et sur moi-même... (et accessoirement de payer mes études ;-), c'est peut-être pour cela aussi que tu en perçois l'authenticité. Mille sourires chère amie. Encore merci.
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