• L'Araignée d'eau

    En règle générale, dans le récit fantastique, la véritable métamorphose est celle qui rapproche progressivement l'homme de l'animal, le fait régresser et concrétise ainsi la dualité cachée de la créature.
    L'Araignée d'eau[1] est une inversion de ce processus fantastique traditionnel.
    L'auteur, Marcel Béalu, choisit sciemment de pervertir la règle et de traiter dans le cadre d'un vrai récit fantastique une métamorphose par grossissement ; pari risqué qui aurait pu faire glisser l'intrigue dans le Merveilleux ce n'est absolument pas le cas.
    La métamorphose de ce conte est celle d'une petite araignée d'eau en femme.
    Suscitée par un amour de contes de fées (comme le crapaud devient prince), elle pourrait être assimilée à une élévation spirituelle et positive lorsque l'humain se révèle être la vérité de l'animal, ou plutôt lorsque l'animal se conduit comme un être humain, puis comme un dieu, puissant et immanent. Mais ici, l'araignée est femme : l'animal originel est donc un dieu vengeur par qui la nature sauvage et primitive prend corps.
    On ne peut s'empêcher de songer à la légende de la Veuve Noire qui est aussi une variété d'araignée : comme pour la mante religieuse, la dévoration du mâle succède à l'accouplement chez elle. De plus, l'image fortement symbolique de l'araignée tissant patiemment sa toile pour prendre sa proie au piège est omniprésente. Dans ce cadre explicite, on s'attend à tout moment à un déchirement abrupt, au déchaînement d'une violence contenue.
    Pourtant, le récit flirte avec le surréalisme et en tire une puissance poétique, une naïveté merveilleuse très forte.
    Le narrateur, Bernard, raconte à la première personne sa rencontre champêtre avec une minuscule araignée qui révèlera peu à peu une petite figure humaine, opèrera une mue puis deviendra son amante cachée.
    « Tire-moi d'abord d'ici (...) et tu verras comme je saurai te plaire. »

    Le désir apparaît impossible mais le narrateur ressent alors, en dépit d'un contact « humide et
    griffu »[2], un étrange frisson lorsqu'il assiste à l'imprévisible éclosion (mirage ?) de la féminité dans l'animal :
    « ...il me sembla voir un minuscule visage poindre entre les mandibules. »
    Il décide de ramener et de cacher chez lui la créature baptisée Nadie où peu à peu elle s'imposera dans son existence au détriment de Catherine, l'épouse.
    La métamorphose s'opère dans une réalité trouble que le narrateur lui-même a du mal à appréhender mais qu'il ne cherche pas à comprendre.
    Nadie est d'abord une « chair en gestation » qu'il protège comme un bien précieux, la comparant même à un « curieux bijou ciselé »
    lorsqu'elle commence à exercer sur lui un attrait esthétique.
    Malgré leur « profond accord charnel »,
    ce rapprochement dans « l'intermonde » ne peut consacrer une union qui s'avère impossible.
    Cela préfigure ce que le récit laissait envisager de tragique depuis le début : un retour à la Nature, une mort dans la « pureté originelle, celle des bêtes. »

    A la fin du conte, Bernard se résout à « trancher ce nœud de chair et de sang », à ramener Nadie au bord de l'eau où elle l'entraîne cette fois avec elle en un « infernal hymen » ; chute durant laquelle il se sent comme un moucheron pris au piège entre les « huit pattes griffues » et la « face hideuse collée à (ses) lèvres »
    de l'araignée retrouvée.
    Baiser / dévoration mais aussi fusion voluptueuse qui est enfin « à la mesure de Nadie », loin du « monde visiblement d'aplomb sur ses bases millénaires. »

    Ce retour final vers « le temps de l'épouvante »
    , lieu d'émergence de la créature féminine, marque une inversion de la puissance masculine dans un cadre intime et naturel qui est indubitablement celui de la femme.
    En outre, ce domaine inquiétant de l'Autre dans lequel Bernard est englouti est l'univers symbolique et féminin de l'eau.
    En un baptême funeste, elle fait entrer son amant dans son monde aquatique qui peut tuer mais aussi rendre, prolonger, sauver la vie puisqu'il en est la matrice première.
    En somme, cette fin brutale du conte semble découler d'un hasard puisque l'araignée n'est pas en situation de prédation. Elle s'accroche même à son amant avec innocence. On pense alors au sacrifice charnel, à l'élévation de l'âme, à la punition vengeresse d'un chagrin d'amour, à des noces païennes... l'auteur nous laisse dans l'expectative avec ce dernier mot d' « épouvante »
    si peu en rapport avec l'atmosphère du conte.
    Ici, c'est Eurydice qui conduit l'homme aux Enfers en un trajet inverse et ce voyage sans retour demeure ni plus ni moins énigmatique.
    La métamorphose de l'araignée s'inverse à nouveau de façon vertigineuse ou se nie totalement : Bernard a peut-être succombé à la folie érotique, érigé un monde onirique autour de l'animal qui, au dernier instant, se montre sous son vrai jour en un mime atroce de baiser vénéneux et dévorateur.
    Toutefois, le conte qui s'achève de manière si abrupte soulève une dernière question essentielle : comment Bernard a-t-il pu raconter son histoire puisqu'elle se termine avec sa disparition ?
    L'énigme est totale lorsque le lecteur réalise ce non-sens.
    Le point de vue du narrateur / personnage s'avère donc bien surréaliste dans L'Araignée d'eau
    et permet de pousser le conte au paroxysme du mystère, niant une fois pour toutes une propension apparente vers le Merveilleux.

    Un vrai conte fantastique, donc... rare et délicieux.

    Ligeia

     

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    [1] Béalu, Marcel. L'Araignée d'eau, (1945)  Phœbus. Paris. 1994

    [2] Ibid. (p. 16)


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  • Arachnée


    Arachnée était une princesse lydienne si habile dans l'art de filer qu'Athéna en conçut une terrible jalousie et déchira une de ses tapisseries illustrant les amours des dieux métamorphosés. Effrayée, la jeune fille se pendit et la déesse la transforma alors en araignée.

    Le thème de la métamorphose par grossissement présentée parfois dans le récit fantastique (comme dans l'Araignée d'Eau, conte de Marcel Béalu. 1945) rejoint l'interprétation que l'on a pu donner du mythe d'
    Arachnée.

    Celle-ci a dévoilé aux yeux des dieux que leur inclination érotique à la métamorphose était aliénante (ils devenaient ainsi proches des mortels et des animaux.)
    Elle fut donc aliénée elle aussi pour avoir porté ce jugement et avilie dans l'animalité. L'araignée serait donc un « ange déchu », une créature clairvoyante punie pour cause d'
    Hubris.
    Sur le plan esthétique, le châtiment d'Arachnée
    va plus loin car elle est punie en tant que démiurge.
    Par son art, elle représentait le divin, l'invisible et par-là même, se rendait coupable de l'ultime et impossible métamorphose : celle de l'humain, de l'artiste en dieu.

    spider whisper  Spider Whisper (Julie Bell)

    Princesse lydienne, l'Autre au sort déconfit
    Arachnée la tisseuse, démiurge filant sans rimes
    Clairvoyante rendue à l'animalité avilie, punie
    Ange déchu d'une trame dévidée jusqu'à l'intime

    Elle étoile, multiple, les ténèbres de mes attentes,
    A la voûte nocturne, c'est son châtiment qui hante
    Mes vers sous voiles nimbés de claires errances
    Au silence rendu des métamorphoressences.

    Ligeia


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  •  

    "Plus profondément le chagrin creusera votre être, plus vous pourrez contenir de joie."

    (Khalil Gibran)


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  • Il était une fée...

    Il était une fée cachée
    Qui d'une fleur loarée
    Se mit à chuchoter ses harmonieux arpèges
    Envoûtant mon âme d'étranges sortilèges


    Mon œil se fit miroir
    La devina sans pourtant voir
    Les formes indécises d'un bourgeon de vie
    Palpitant en mon corps que je croyais détruit

    De son malin babil
    Elle ensorcela mes doigts habiles
    Leur murmurant et soufflant la ligne à tracer
    Celle des contours d'un visage tant rêvé

    Puis en fines caresses
    Depuis son puits, cœur de tendresses
    Elle fit jaillir en ce beau songe les couleurs
    Magiques apparats, vision chère à mon cœur

    Et tout redevint doux
    Gestes, courbe gracile du cou
    De ses nuances tendres aux pastels déposés
    Caressantes, fi des noirs démons dessinés

    Il était une fée enfuie
    Gardant pour elle, malicieux génie
    Sous ses paupières encor closes le bleu secret
    Que sa venue au monde me révèlerait 

    Mon étrange être ange
    Epanoui sur un champ de fange
    Sa pureté, l'innocence, larmes d'amour
    Ma joie, ma rédemption, empreintes là toujours.

    Ligeia

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